Laurence Tellier nous parle de sa démarche artistique, de son approche de la mode et de la féminité ainsi que de son parcours et de ses influences.
Entretien par Claymore Khollins (critique d’art)
Pourquoi des défilés de mode ?
Quand le mannequin devient entité à modeler, les corps sont transcendés et dotés de caractères identitaires dans leur plastique qui invite à les transformer en œuvres d’art.
Le choix de sculpter en bas relief des volumes à caractère immobile revêt en effet une signification. La céramique, matière noble et pérenne par essence se manifeste aussi dans sa fragilité. Un défilé de mode mobile est puissant par son impact et exprime aussi un instant fugitif.
L’illusion au moment saisi traduit un paradoxe.
L’œuvre physique se construit grâce aux émotions révélées par le mouvement de la marche. Ce sont elles qui guident la dynamique mobile de la création. Ainsi le modelage sculpté du drapé signifie le va et vient entre l’animé et l’immobile (vie/mort).
Il légitime la coexistence mobile et statique du corps habillé mode, à l’instant « T » de l’arrêt sur image photographique en 3D.
Sans le mouvement du corps, le mannequin se tiendrait immobile. En scène sur son podium il
donne vie à l’illusion. L’architecture des textiles près du corps, les démarches « chaloupées » attribuent à l’anatomie une singularité artistique, en s’assimilant à une performance d’art corporel.
La raison d’être du défilé s’exprime dans le mouvement et le déplacement. Sa force puise dans l’esthétique chorégraphique de la danse. Elle accentue les poses « déhanchées » du corps mouvant en évolution vers l’observateur. Ainsi, le corps idéalisé « modèle vivant » s’offre aux yeux du public dans les « défilés/vitrines médiatiques » et évolue sur les sites de vente en ligne et les magazines de mode. Les tableaux, comme les écrans numériques, deviennent les podiums des mannequins. Ils permettent aux utilisateurs de devenir acteurs en s’identifiant. Nos corps de mode anonymes peuvent alors évoluer vers l’œuvre d’art.
Quant à l’élégance volontaire retrouvée dans mes sculptures, elle est transmise comme expression fugitive. Elle invite à éveiller et partager des émotions pour privilégier une expérience tout aussi esthétique qu’inspirante.
Les modèles féminins représentés dans les sculptures sont pour la plupart habillés de pantalons ?
Émancipation et Libération des femmes riment avec mode du pantalon et révolution par le « Jean » mythique. Ma démarche artistique s’est positionnée en écho aux créations des stylistes dans le bouillonnement culturel de la seconde moitié du XXe siècle, quand la mode a contribué à l’émancipation des modèles existants.
La mode reflète le concept qui anime les individus et les actions dans une société. Le costume étiquète une classification sociale et sexuelle, voire identitaire. Historiquement le vêtement a justifié la reconnaissance d’une personne selon sa période d’existence sur terre, l’ère traversée, la région, le pays, la classe sociale, la profession…et personnifiait déjà l’individu.
Dans nos inconscients et imaginaires collectifs contemporains, elle incarne le renouveau dans notre quotidien. Elle matérialise de nouvelles « façons d’agir », pouvant illustrer les préoccupations, croyances, questionnements, émotions et sentiments d’une période traversée.
Les créateurs de mode marquent l’époque contemporaine, dans le sens où ils sont porteurs d’un message en miroir. Ils renversent les codes culturels établis, notamment à travers l’Art visuel devenant une porte d’entrée de l’évolution culturelle.
De ce fait, c’est à l’aube des « Années Folles » que Coco Chanel® et Jeanne Lanvin® décident d’habiller la femme active afin de l’identifier « moderne ». Les corps se drapent de pantalons, les robes suggestives épousent les formes.
La couleur noire exclusivement réservée aux deuils fait scandale. L’’impertinent « bikini » interdit en 1949 sur les plages européennes, aura dénuder la femme en presque totalité.
Yves Saint-Laurent®, avec ses smokings féminins et mini-jupes, aura signé un des codes puissants de l’émancipation des femmes.
En 1967, le premier tailleur-pantalon unisexe incarnant la célèbre création de sa carrière a bouleversé les codes de la haute couture. Il active une affirmation de la femme affranchie et permet aux femmes d’être féminine et masculine en rayonnant « femme libérée ».
En mai 1968, singulièrement les postures révolutionnaires triomphent et les jeans instaurent l’uniforme de la jeunesse mondiale, filles comme garçons. C’est la façon de revendiquer individualité et décontraction dans la construction d’un « autre monde » et le pantalon opère la mutation définitive du vêtement féminin.
En 1975, le photographe Helmut Newton® signe une série de portraits de mannequins jouant du pantalon avec une coiffure androgyne. Ses photographies ont contribué à démocratiser l’une des pièces les plus emblématiques de l’histoire de la mode contemporaine.
Ma démarche artistique s’est imprégnée de ces influences contemporaines et de la volonté de ne pas transformer les femmes en hommes, mais plutôt affirmer la féminité. En effet durant mes études aux Beaux-Arts le sujet de la féminité dans sa globalité associée aux interrogations du féminisme radical engagé et militant (avortement-contraception, libération sexuelle) a été vecteur d’intérêt et de création.
Aujourd’hui, l’esprit contemporain de performance et de liberté au féminin comme masculin transforme le concept de mode en phénomène culturel artistique.
Les modèles sont d’Inspiration de défilés de créateurs des Fashion Week ?
En effet, la démarche d’émancipation féminine vient revisiter le travail des stylistes contemporains célèbres en le sublimant pour leur rendre hommage.
Ce geste artistique devient une expression théâtrale des mutations et émancipations des individus sur les podiums.
Le défilé de mode, devenu spectacle, avec danse, musique et décor, se transforme en performance artistique. Paco Rabanne® et Pierre Cardin®, des pionniers de cette démarche, présentent des scénarios très sophistiqués et extravagants.
Dans les 70’s la toute nouvelle ère inaugurée par Kenzo® laisse les mannequins improviser sans chorégraphie imposée. Ainsi apparaît la première « Semaine de la mode » à Paris, ou Jean-Charles de Castelbajac® et Issey Miyake® organiseront un défilé commun sur une journée.
Les 80’s introduiront le «mode spectacle» extravagant à l’image de Thierry Mugler® scénographe et créateur. Les 90’s institueront, les « Super-Modèles sexe et luxe » à travers par exemple les créations de Gianni Versace®. «Comme des Garçons» de Rei Kawakubo s’impose définitivement en avant-garde de la mode japonaise lors de son premier défilé parisien. Celui-ci restera, avec le premier de Dior® et Cacharel® comme l’un des plus révolutionnaires de l’histoire des collections de mode par l’aspect novateur du style qu’il a généré.
Des spectacles/show à l’américaine débarquent au Zénith à travers des défilés payants. Louis Vuitton et son styliste Marc Jacobs® feront rouler une locomotive à vapeur dans la cour Carrée du Louvre en 2012.
Quel rapport les sculptures entretiennent elles avec le mannequin qui anime les podiums ?
Dans ma démarche artistique, la mode opère en fil conducteur s’inspirant des courants novateurs en mutation quotidienne. Ayant personnellement connu le métier de mannequin jeune, l’appropriation du geste est restée naturelle.
Le « modèle vivant » qui pose anonymement pour l’artiste incarne la genèse du métier de mannequin. Au départ, les mannequins s’apparentent à des sosies pour ressembler aux clientes. Ces « sosies » au métier jugé déshonorant dont l’activité consiste à vivre de son corps contre un salaire se voient comparés à la prostitution et n’auront suscité que mépris.
La photographie de mode inondant les magazines et délaissant l’illustration aura marqué la naissance d’une nouvelle ère. Dans la presse, chanteuses et actrices, en authentiques publicités vivantes propulsent ces icônes de la mode créées par les grands couturiers dans les pages de Vogue ou Vanity Fair . Ils surfent sur la tendance adaptée aux revendications des minorités de cette époque de mixité de races, de couleurs ou de cultures, et les mannequins asiatiques se découvrent sur les podiums de Givenchy®, Saint Laurent® ou Kenzo®.
La mode power dressing intègre l’image de femmes sexy et élégantes à l’image d’Inès de La Fressange®. L’imperfection et la variété viennent déranger ces derniers codes esthétiques. Des mannequins non professionnels apparaissent sur les podiums des créateurs comme Margiela®, Gaultier® ou Van Noten® Alexander McQueen® pour s’imposer en performances artistiques.
Depuis 2015, la mode choisit de favoriser une place grandissante aux mannequins noirs ou asiatiques, comme Adut Akech ou Soo Joo Park pour L’Oréal® et ces derniers représentent aujourd’hui un fort % des effectifs de mannequins.
2021, le monde de la mode s’ouvre généreusement à de nombreux mannequins transgenres homme (FtM) ou femme (MtF). Selon le site américain The Fashion Spot, 32 mannequins transgenres ont été sélectionnées à l’occasion des défilés automne-hiver 2019-2020. L’influence dans mon travail est marquée par la naissance de cette toute nouvelle ère : Androgyne ou nouveau Mannequin masculin/féminin.
Beaux-Arts, mannequinat, féminisme ?
Mon parcours des Beaux-Arts dans les années 70 a eu une influence sur cette démarche artistique. Le mouvement féministe des 70’s et la parole artistique féminine en sont indissociables. Les pratiques artistiques vont permettre à cette « nouvelle femme » de prendre une place stratégique dans l’ensemble des arts d’expression visuelle.
Le premier combat de cette période aura été dominé par un féminisme bourgeois (pour exemple Coco Chanel® dans la mode) et une lutte pour l’accès des femmes à l’éducation et au droit de vote. Le tournant culturel de cette toute nouvelle période qu’il m’aura été donné de traverser s’est inscrite dans un post 68 et ses révoltes étudiantes caractérisée par un combat pour l’autonomie financière l’accès à la contraception et la libération sexuelle. Cette génération, portée alors par un féminisme idéologique radical se positionne contre les valeurs patriarcales.
L’artiste devra s’identifier témoin « performant » et actif du mouvement, dans un souci d’innovation en matière d’art. Cette liberté de l’artiste permettra aussi de libérer la femme. L’affinité entre féminisme et performance se fonde autour d’une esthétique particulière, majoritairement portée par l’art corporel. Nous pourrions parler de «corps-slogan». Le corps est souvent exposé, dénudé, voire blessé comme un signal d’alarme. La performance a permis d’illustrer la violence sur le corps des femmes associées aux sociétés patriarcales. Les actions corporelles des années 1970 se veulent frontales à l’image d’un combat.
Les artistes se mettent elles-mêmes en jeu en tant que femmes et artistes, utilise leur corps en scène comme sujet et objet de création, tout en essayant de représenter et incarner la figure féminine. Cette nouvelle pratique revendicative fait du corps un outil de création à part entière. De ce fait, cette manière de s’engager physiquement dans un geste de création autonome a trouvé résonance chez beaucoup d’artistes femmes, pour agir notamment au travers de l’affranchissement du rôle de mère défini comme un obligation sociale, freinant l’épanouissement et l’émancipation de la femme dans la société.
Les combats portent donc à ce moment, principalement, sur le droit à disposer de son corps, l’accès à la contraception, la liberté sexuelle et l’émancipation sociale. On parle couramment de la révolution sexuelle des femmes.
Au fil du temps la société évolue, et le corps occupe une position bien singulière de bel objet de consommation », de par sa forme, sa beauté et le sexe agissant en levier des enjeux de société. En ce sens, mon sujet de licence d’Arts Plastiques s’était articulé autour de la dénonciation du canal publicitaire qui diffusait et utilisait l’image du corps de la femme pour mieux vendre. Cependant, mon refus de trahir la féminité dans des gestes destructeurs d’image et provocateurs attribua volontairement de l’élégance au témoignage visuel, sujet à des controverses animées dans cette mouvance féministe « de seconde vague ».
Mon sentiment féminin aura participé à la pluralité des voix et opinions sur l’égalité des sexes pour contribuer à la visibilité du panorama politique féministe.
Cette période est ressentie comme charnière dans notre histoire contemporaine, ou les conflits s’internationalisent aussi rapidement que les savoirs. Des féministes du monde entier commencent à dialoguer et de nombreux textes théoriques pour un féminisme universaliste voient le jour.
« On ne naît pas femme : on le devient » le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir – en modèle idéologique circule passionnément de pays en pays, et aide à comprendre les causes et conséquences de l’asservissement des femmes dans les sociétés patriarcales.
C’est donc de manière très naturelle que la mode est devenue un langage de cette forme de révolution, en représentation féminine de ces années.
L’émergence contemporaine d’une toute nouvelle notion hybride impliquant une dissociation totale entre sexe biologique et image socioculturelle, à travers l’affirmation de la théorie « genre queer » va venir inspirer mon cheminement artistique déjà initié.
Mon attachement à la théorie alternative « queer » qui a bouleversé la conception et les représentations binaires du genre en Occident, va ainsi compléter et aboutir ma démarche. L’art visuel va développer ce nouveau concept que l’artiste féminine peut s’approprier dans son évolution vers de nouvelles figurations des genres féminin/masculin. Des attributs propres à la manifestation du genre vont naitre et désormais le « genre queer » va se saisir et réinvestir différentes pratiques ou industries comme la mode et se mêler davantage à l’époque plutôt que de se vouloir en contradiction avec celle-ci.
Quel lien s’opère donc entre la mode contemporaine et le « Gender Queer" ?
La mode semble devenir l’étendard d’un mouvement neuf nommés «Gender Queers ». Les stylistes/créateurs offrant une présence artistique singulière à travers les mannequins des podiums réaniment mon inspiration en prolongeant cet élan.
Initié par les homosexuels(le)s (réseaux, gay pride…), c’est dans l’éclatement des premiers courants féministes initiés en occident qu’est née la théorie queer intégrant un public de femmes ainsi que d’autres identités ou orientations sexuelles, englobant aussi les laissé(e)s pour compte. Classé sujet mineur des courants féministes de la fin du XXe siècle, l’exclusion et la discrimination des minorités sexuelles a vu s’organiser une résistance. Cette théorie queer s’est finalement initiée en point de convergence avec la lutte pour les droits des femmes et celle des homosexuels(le)s. Ces deux mouvements n’avaient jusque-là pu se rejoindre pour cause de divergences théoriques dans la lacune critique des valeurs hétéronormatives, le mouvement féministe des 70’s refusait un regroupement contestataire.
Aujourd’hui, c’est finalement bien une déconstruction progressive de la catégorisation homme/femme qui s’opère et reflète de nouveaux modèles respectueux de toutes formes de différence.
Ces mutations engendrées construisent un univers à travers une multitude d’expressions artistiques. Le mouvement généreusement accueilli dans la mode se propulse grâce aux réseaux à toutes les cultures du monde.
Ainsi, cette nouvelle conception de Genre s’exprime par le style masculin/féminin qui bascule androgyne, les podiums deviennent vitrines bouillonnantes de manifestations des « Genres » et font naitre le « Gender Queer » à l’identité sexuelle inclassable contrariant la « morale ».
La création de mode que s’approprie le top-modèle fait vivre le concept et devient alter ego de l’expression de son orientation sexuelle, à « être ce que l’on a choisi d’être en ignorant volontairement les conséquences ». Une multitude de mannequins figurants des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transsexuelles, transgenres, queers, intersexes, asexuelles, alliées, non binaire = LGBTTQ+ toutes tendances confondues se manifestent dans l’extravagance des podiums.
Cette tendance actuelle unisexe grandissante prend désormais ancrage dans les circuits de la grande distribution.
Ainsi, cette excentricité créative tend à devenir standard institutionnelle et les corps sculptés en mouvement s’imaginent et se projettent en miroir de cette époque contemporaine en pleine mutation.